2b Les années difficiles, le crime de Tallard

Cf. : https://tonnerrehistoire.wordpress.com/2019/05/05/louise-de-clermont-tallard-2a-les-annees-difficiles/

 

Un coup dur : le crime de Tallard[1]

 

Au cours de l’année suivante, 1543, les relations franco-anglaises s’étaient dégradées (question écossaise, pension de 50 000 écus non satisfaite, etc.). Heny VIII s’était donc tourné vers Charles Quint et le nord de la France avait été pris en sandwich entre les Impériaux et les Anglais. En septembre 1544, la paix de Crépy mettait fin à la neuvième guerre d’Italie : Charles Quint renonçait à la Bourgogne et François Ier à la Savoie et au Piémont, mais les Anglais occupaient toujours Boulogne.  Le 7 juin 1546 la France et l’Angleterre aboutissaient à la paix d’Ardres. Cette fois, le roi de France abandonnait Calais mais s’engageait à payer dans un délai de huit ans une lourde indemnité à l’Angleterre (2 millions d’écus qui seront rabaissés) afin de récupérer Boulogne. Cette paix devant être ratifiée solennellement par les deux souverains, Odet de Selve arrive à Londres le 3 juillet comme nouvel ambassadeur du roi de France. Il sera suivi en août par l’amiral de France Claude d’Annebault afin de recevoir la signature d’Henry VIII. Le 13 juillet, l’ambassade anglaise débarque à Calais. Cuthbert Tunstall, évêque de Durham et Nicholas Wotton, doyen de Canterbury et d’York, accrédités comme ambassadeurs extraordinaires, sont accompagnés de l’amiral anglais, John Dudley vicomte de Lisle suivi de 200 cavaliers. Ils arrivent le 26 à Fontainebleau où sont le roi et la cour. Le 30, Nicholas Wotton est présenté au roi comme nouvel ambassadeur d’Angleterre. Il sera un de nos précieux informateurs à propos du crime de Tallard. Le dimanche 1er août, dans la chapelle du château de Fontainebleau, François Ier ratifie le traité en prêtant serment.

Traité d’Ardres avec Henry VIII en médaillon (Archives nationales AE/III/33)

Depuis le 1er août, écrit le nonce Dandino, « on a passé tout le temps en joutes, en mascarades et en chasses jusqu’au départ de l’amiral anglais le 3 août »[2]. Le 2 eut lieu un grand mariage entre Claude de Guise et Louise de Brézé fille de Diane de Poitiers. Ce même 2 août 1546, le parlement de Paris prononce l’arrêt de mort contre Etienne Dolet[3], tandis que des lettres patentes royales confient à Pierre Lescot[4] la surintendance des travaux du nouveau Louvre.

C’est dans ces circonstances que, ce 2 août, le cardinal du Bellay prend sa plume pour écrire au roi d’Angleterre[5] sur un sujet n’ayant rien de politique mais ouvrant officiellement notre affaire en mettant le feu aux poudres : « Ung frere, Sire, de Madame du Bellay a faict durant ces guerres de la mort d’un sien frere la vindecte [vengeance], contre ung aultre jeune homme, plus accompaignee de temerité que de raison ». Le cardinal explique que quiconque interviendrait auprès de François se verrait répondre « qu’il fault reprimer les actes insolens parmy la jeunesse de ce royaulme ». Par conséquent, le seul qui puisse intervenir auprès du roi français pour sauver le jeune homme est le roi d’Angleterre. Il est vrai que l’affaire Tallard est citée par certains historiens comme un exemple de la sévérité de François Ier que personne ne pouvait amadouer. Le cardinal se permet cette requête car là où le jeune homme « recevra honte, il y a en cedict Royaulme mille gentilzhommes qui a cause du parentaige en recepvront leur part. Mais à peu diceulx […] toucheroit il tant que à moy, pource que sa seur, Sire, qui est à luy comme chief a espousé, le chief de mon nom et de ma maison ». Nous apprenons donc que le jeune homme en question est un cadet de la maison de Clermont-Tallard. On touche ici du doigt le code de l’honneur alors en vigueur dans la société, tout particulièrement chez les nobles. Le cardinal ajoute que l’intervention d’Henry serait pour lui et sa Maison un bienfait inestimable et le supplie afin de « saulver, à quelque condition que ce soit, seulement la vie à ce pouvre jeune homme, et en ceste vie la reputation à tant des siens ».

Le cardinal Jean du Bellay

Le même jour le cardinal écrit également à William Paget, celui-là même qui était venu à Tonnerre comme ambassadeur en 1542 et devenu conseiller et secrétaire d’Etat d’Henry VIII : « J’escripz au Roy d’ung affaire qui me touche de si près qu’il n’est possible de plus car si l’on voit dedans la ville de Paris executer par justice le frere de la contesse de Tonnerre (qui n’est, depuis qu’elle est mariee, recongnue sinon au nom et tiltre de madame du Bellay […]), je vous laisse penser quelle note tant pour le present que pour l’advenir ce peult estre à madite maison »[6] . Il faut agir vite. Jean du Bellay ajoute que la « follye et vindecte que a faicte le jeune homme ne touche à personne qui soit de maison », et qu’il ne s’agissait que de l’entreprise stupide d’un jeune homme de « bon lieu qui ayt voulu temerairement et en plaine campaigne venger la mort de son frère », en s’en prenant à un autre jeune homme qu’il ne pensait pas fait de la même étoffe. Le cardinal ne veut pas excuser le geste mais faire remarquer à quel point l’éclaboussure serait grande pour lui et sa famille. D’ailleurs, ceux qui ont fait requête au roi François, l’ont fait en raison d’une longue amitié pour sadite nièce[7]. Ce qui est mis en avant ici est la hiérarchie des familles, comme s’il allait de soi qu’un aristocrate puisse se venger d’un petit nobliau n’appartenant à aucune grande maison alors que l’honneur de plusieurs hauts lignages était compromis en cas de condamnation et d’exécution publique. On minimise l’acte en mettant l’accent sur la jeunesse du justicier, son manque de réflexion. Chacun sait en effet que les cadets sont plus tête brûlée que les aînés.

Et voici les lettres qui partent pour l’Angleterre en même temps que l’amiral anglais, tandis que le cardinal se replonge dans les affaires et que l’on traite de part et d’autre de la Manche de la rançon pour Boulogne tout en gardant un œil sur Charles-Quint et les princes allemands.

 

Intervention de Henry VIII

Le 12 août, Nicolas Wotton, ambassadeur d’Angleterre fraîchement présenté au roi français, reçoit les instructions de son souverain. Le 19, à Moulins, il est reçu en audience, au cours de laquelle il exprime la requête de son roi pour le pardon de Tallard. François Ier répond qu’il savait qu’Henry avait été sollicité et connaissait à l’avance la raison de cet entretien, mais que le geste perpétré par Tallart était si « infâme » et détestable qu’il ne pouvait pas pardonner. D’ailleurs, si Henry avait été bien informé, il se serait rendu à l’évidence qu’aucune clémence n’était acceptable. Le roi reste ferme, malgré la requête de son « bon frère », car il fonde sa décision sur les résultats d’une enquête exigée par ses soins. Wotton insiste, se permettant d’ajouter que, certes, un roi doit rendre la justice mais qu’il doit aussi, parfois, montrer de l’indulgence, et termine en faisant remarquer que chaque jour François rend la justice, mais que — argument diplomatique — ce n’est pas tous les jours qu’il peut faire plaisir au roi d’Angleterre. Wotton allait poursuivre quand François Ier mit fin à l’entretien en lui assurant que son amiral (Annebault alors à Londres) ferait sa réponse à Henry, et quitte la pièce, irrité.

Sur ce, décontenancé, Wotton envoie une lettre à Madame du Bellay pour l’informer et poursuit ses réflexions. De toute évidence, ce Tallard jouit de faveur et d’amitié en cette cour. Depuis que l’ambassadeur est arrivé à Moulins (le 18), le dauphin lui-même et son épouse (Henri et Catherine de Médicis) lui ont envoyé le signor Pierre Strozzi[8] pour le prier de mettre tous ses soins dans cette affaire en gage d’amitié[9]. C’est que le roi prend la chose tellement à cœur que personne n’ose plaider cette cause, à part Madame du Bellay qui prend tout sur elle.

Voici donc des détails intéressants sur le positionnement des partisans de Tallard à la cour. Jean du Bellay est en train de perdre de son influence pour s’être opposé au cardinal de Tournon et au maréchal d’Annebault, favoris de François Ier. Il s’est en effet rangé du côté du dauphin et de la duchesse d’Etampes pour souhaiter un rapprochement avec Henry VIII contre Charles Quint et peut-être même contre le pape, alors allié de l’empereur. A cette faction appartiennent aussi Strozzi et, semble-t-il, Loise de Clermont qui fait alors partie de la Maison de Mesdames, la dauphine Catherine et Marguerite de France fille du roi. Les ambassadeurs, observateurs de la cour de France, savent tout cela. Le cardinal du Bellay redoute même la disgrâce. Sa fidélité à sa famille n’est pas pour arranger les choses. Aussi va-t-il trouver Wotton, et le 28 août, l’ambassadeur écrit à William Paget pour tirer la sonnette d’alarme. Il explique les factions, ajoutant que le roi français soupçonne déjà le cardinal qui risque de s’attirer de gros ennuis. C’est pourquoi il souhaite tant ne pas être impliqué. L’amiral d’Annebault est chargé de se renseigner, or il est arrivé le 21 août à Londres. Surtout ne rien dire. Si toutefois on avait déjà révélé l’intervention du cardinal, y revenir et affirmer que c’est Mme du Bellay (qui « prend tout sur elle ») qui a écrit et qu’Henry VIII est intervenu en faveur de sa Maison. Tout ceci montre à quel point cette affaire a provoqué de remous à la cour et dans la diplomatie.

 

Les faits

Que s’est-il donc passé ? Pourquoi François Ier reste-t-il intransigeant ? Ce sont les lettres de l’ambassadeur Nicolas Wotton[10] qui permettent d’entrer dans les détails de l’affaire, après des entrevues avec François Ier et Gilbert Bayart son secrétaire d’Etat[11]. Un frère cadet de Loise de Clermont avait été tué par un jeune homme de petite noblesse nommé Des Maretz (Des Marets) au cours d’une des dernières guerres, probablement dans le Piémont en 1544. La famille avait dû en être mortifiée, blessée dans son honneur, mais c’est un autre cadet de la maison, ledit Tallard (Tallart ou Talart) qui décida de laver l’outrage alors qu’une opportunité se présentait. Il était en poste sur les frontières du nord de la France lorsqu’il entendit dire que Des Maretz, son ennemi, était sur le point d’y venir en service. Rassemblant quelques soudards de sa compagnie, Tallard partit à sa rencontre. Or, ces hommes en service et gagés s’étaient éloignés sans autorisation de leur capitaine et surtout, déguisés en Bourguignons impériaux, portant les croix rouges de Saint-André sur leurs casaques et criant « Bourgoigne ! Bourgoigne ! ». C’est ainsi qu’ils tuèrent Des Maretz, par une trahison. Certes, se déguiser est une ruse souvent employé au cours des guerres afin de tromper l’ennemi et de le vaincre. Mais Tallard, avait répondu le roi, a utilisé ce stratagème dans le but d’assassiner un bon gentilhomme de son propre pays qui arrivait au service de son prince. Acte de félonie soutient le roi chevalier, impardonnable ! Acte avec préméditation et accompli par pure vengeance pour « une méchante querelle », inacceptable ! Bayart informe aussi Wotton d’un second crime, perpétré récemment mais après celui de Des Maretz, commis ou commandité par Tallard lui-même après avoir été blessé. Encore une vengeance, offense envers le roi. Notons que nous ne savons pas quelle(s) arme(s) Tallard a utilisé pour tuer : l’épée ou une arme à feu ?

François Ier âgé, le roi justicier (manuscrit de la BnF)

La justice est en effet au cœur de la fonction royale et les édits doivent être respectés. Dès 1539, un édit avait mis le doigt sur des « assemblées, menées et pratiques illicites sous occasion de querelles entre gentilshommes et autres nos subjets », en compagnie ou sans, « armez par les champs, forests, bois et chemins, allans et venans masquez et autrement deguisez pour n’estre cogneuz à leurs habits et compagnies », chose pernicieuse. En conséquence, ceci était interdit à toute personne « de quelque estat, qualité ou condition qu’il soit » ; « toutesfois n’entendons comprendre esdites inhibitions et defenses, les gens de nos ordonnances allans ou venans à leurs garnisons, marchans et cheminans sous leurs enseignes par commandement de nous ou de leurs capitaines ». Or, en juillet et août 1546, François Ier réitère en promulguant un édit qui défend le port d’armes à tous, gentilshommes ou autres, et un autre édit défendant « à tous gentilshommes de former aucunce assemblées et d’en venir aux voies de fait pour querelles particulieres ». Le second du 1er août précise que les homicides motivés par la vengeance seraient punis de la peine de mort : « il y a plusieurs personnages de notre royaume (et mesmement les gentilshommes et autres de grande qualité qui deussent estre lumiere et exemplaire aux autres de bien faire) qui, pour se venger les ungs des autres des injures et oultrages dont ilz se pretendent respectivement grevés et offensés les ungs par les autres, au lieu d’avoir recours à nous et à notre justice comme ils devroient pour leur en estre faict raison et reparation, font ligues […] et se mectent en armes pour se trouver et courir sus les ungs les autres […] le tout au très grand mespris contennement [négligence] et irreverance de nous et de justice »[12]. Le crime de Tallard ne serait-il pas à l’origine de ces derniers édits ? Comment le roi pourrait-il se désavouer vu toutes les circonstances aggravantes ?

Il y a plus. Ce crime eut lieu à cause d’une « méchante querelle » à propos du fait que Des Maretz avait tué le frère de Tallard sans mauvaise intention, ce qui a été prouvé cum moderamine inculpatæ tutelæ — c’est-à-dire que l’on a le droit de défendre sa vie même en tuant son agresseur mais “avec la modération d’une juste défense” et non par vengeance. Ce qui signifie que Des Maretz, après son acte, s’en était remis à la justice royale, qu’il n’avait jamais demandé aucune grâce au roi mais l’avait obtenue du chancelier à la suite d’une procédure ordinaire, en dépit du fait que Tallard et ses amis s’y étaient opposés de tout leur poids. Autrement dit, il avait été prouvé que Des Maretz avait tué l’un des Clermont en légitime défense et avait obtenu une lettre de rémission. Aucune vengeance n’était alors plus justifiée. Aussi, pour François Ier, il s’agit là « du pire crime de lèse majesté », puisque d’une part on dénie sa justice et, de l’autre, on se fait justice soi-même. Il ne fait par conséquent aucun doute que le roi d’Angleterre puisse penser raisonnable de pardonner un tel acte et de solliciter cette grâce.

Pourtant, diplomatie oblige, le roi français fait dire à son homologue anglais qu’il va diligenter une nouvelle enquête pour lui plaire. Comme dit Wotton, « une nouvelle enquête sur de tels sujets devrait demander du temps et il informera son roi du geste du roi de France ». C’est bien sûr un faux-semblant. Tallard est emprisonné à la Conciergerie du palais à Paris[13], depuis un certain temps. La pression de ses familles et « amis » a retardé le procès, ce dont se plaint la famille de la victime.

Etienne Pasquier[14], contemporain comme Brantôme, rapporte que « Jean des Marests [a été] meurtry par le Seigneur de Talart, de haute et
ancienne lignée, et gentilhomme supporté de plusieurs grandes alliances ». Il ajoute que la haute naissance de ce criminel retardant la procédure, « l’ayeule du pauvre defunct ayant son seul recours au prince, se jetta à genoux devant luy toute eplorée à Fontainebleau », réclamant justice. Cela se passe donc avant le 4 août, jour du départ de Fontainebleau. Sur quoi François 1er « luy commanda de se lever promptement, et s’adressant vers toute la compagnie qui l’environnoit : Foy de gentil-homme, ce n’est pas raison que cette damoiselle se prosterne devant moy, me demandant une chose que pour le deu de mon Estat je luy dois : mais c’est à faire à ceux qui m’importunent sur les remissions et abolitions, lesquelles je ne leur dois sinon de grace et puissance royale ».

Pourtant, les jeux sont faits. Précisément le 20 août, de Moulins, jour même de l’entrevue entre Wotton et le roi, un mandement est fait au parlement de Paris concernant le fait du procès Tallard[15], dont Me Estienne de Montmirel[16] est le rapporteur. Ce Montmirail est conseiller du roi en sa cour de parlement à Paris. Il fait parti des conseillers pressentis pour se rendre en Poitou, en 1545, pour y rechercher les sectateurs de la nouvelle hérésie et instruire leur procès, mais décline parce qu’il « est retenu par les affaires du Dauphin, dont il est maître des requêtes ». Il ne put cependant échapper au procès d’Etienne Dolet dont il fut rapporteur et dont il dut prononcer l’arrêt de mort quelques jours auparavant. Etant lié au Dauphin et à Odet de Selve, ami de François du Bellay et Loise Clermont, il dut être favorable à Tallard. Ce mandement fut présenté au parlement le 23 août suivant. Le procès s’ensuit, en la Tournelle, chambre qui instruit les affaires criminelles et semble être en cour à la fin du mois et, « son procès faict, fut condamné à avoir la teste trenchee » conclut Brantôme. En effet, le 17 septembre Wotton écrit à Paget : « Tallard is beheddid uppon Frydaye the thirde of this moneth » [Tallard a été décapité le vendredi 3 de ce mois], philosophant un peu amèrement mais avec un humour très britannique que, contrairement à beaucoup, Tallard n’aura pas eu à se plaindre des lenteurs de la justice ! Quant à Pasquier, il déclare à propos du roi « que ne pouvant estre flechy par aucune priere de ceux qu’il favorisoit, ny mesme par ambassadeurs estrangers, voulut la punition en estre faite, telle que la gravité du delict portoit », ajoutant qu’il vit decapiter Tallard aux Halles de Paris. En accord avec son temps, Pasquier commente par ailleurs qu’il faut distinguer entre homicides et meurtres de « guet-à-pens », vrais assassinats.

Il reste à en savoir plus sur la victime et le criminel. Aucun d’eux n’est clairement caractérisé. Les prénoms ou les titres se mêlent et les indications sont contradictoires et imprécises.

 

La victime

La victime est Nicolas Dauvet seigneur des Maretz ou des Marests. Quand il est cité, selon les documents, il est dit seigneur des Maretz (les Marêts-en-Brie), ou d’Hellicourt (ou Alincourt ou Hebecourt), ou encore des Marest et Croissy-en-Brie. Au moins les fiefs restent en Brie autour de Provins. Il n’est donc pas Bourguignon comme le supposait Brantôme à cause du subterfuge. Mais comment s’y retrouver ? Avec lui nous entrons dans le monde des magistrats du Parlement de Paris. Il est petit-fils de Guillaume Dauvet, seigneur de Clagny, Berneuil et des Marests, conseiller au Parlement puis maître des requestes et de Jeanne Luillier (Lhuillier) dame de Rieux et de Fraucourt, fille d’un parlementaire. Ce couple eut trois fils Pierre, Robert et Jean et une fille, Anne épouse de Pierre Lescot. Nicolas est le fils unique de l’aîné Pierre Dauvet, seigneur des Marests et maître des requêtes, et de Madeleine Petit (fille d’Etienne Petit, secrétaire du Roi, audiencier en la chancellerie, et de Charlotte Briçonnet d’une grande famille de parlementaires). Nicolas a donc deux oncles. Le premier, Robert, seigneur de Rieux et autres lieux, conseiller en Parlement et président des Comptes, a épousé Anne Briçonnet. Robert et Anne auront entre autres enfants, Jean Dauvet seigneur de Rieux etc. et maître des requêtes qui épouse en deuxième noce une veuve, Marie de Champrond (fille de Michel, capitaine de Chartres). Le second, Jean, seigneur de Berneuil, des Marests, etc., conseiller à la cour des Aides, bailli et capitaine de Meaux est l’époux de Jeanne de Longuejoüe (dont l’oncle, Thibault de Longuejoue, a épousé Madeleine Briçonnet la sœur d’Anne).

Cette brève généalogie permet de confirmer l’identité de la victime. D’après un acte notarié du 30 août 1546, établi chez le notaire parisien Jean Trouvé : Charlotte Briçonnet, alors épouse de Charles de Pierrevive, somme Michel de Champrond, seigneur de Croissy, bailli et capitaine de Chartres, de « participer, comme il l’a promis, aux frais du procès criminel intenté […] pour l’homicide de Nicolas Dauvet, seigneur des Marets et de Croissy-en-Brie, dont le dit de Champrond est l’héritier »[17]. Or Charlotte Briçonnet est la grand-mère de Nicolas Dauvet et est aussi cousine germaine du père d’Anne et de Madeleine. Tous ces gens — Dauvet, Briçonnet, Champrond et Longuejoüe — vont hériter de la victime, mais c’est son oncle Jean qui obtient la seigneurie des Marets.

Souvenons-nous de l’aïeule qui se jette au pied du roi pour demander une rapide justice. Je soupçonne fortement Charlotte Briçonnet d’être cette aïeule. Pour cela, il fallait avoir ses entrées à la cour. Or cette femme déjà âgée (la soixantaine) a fait quatre beaux mariages, le dernier mari étant grand officier de finance (Trésorier de France) et fort riche. C’est une femme cultivée, d’une lignée de magistrats prestigieuse, et elle a côtoyé la cour de par les fonctions de ses maris dont le dernier est maître d’hôtel du roi. Son gendre, Pierre Dauvet, alors décédé, est le beau-frère de Pierre Lescot père de l’architecte. L’architecte, a lui aussi ses accès au roi en raison du projet du Louvre et a pu appuyer sa demande. Je situe cette audience royale fin juillet ou début août. D’où la réaction du cardinal du Bellay, le 2, car il y avait urgence.

Tous sont des robins anoblis depuis plusieurs générations. Pierre Dauvet, le père de la victime fut de plus armé chevalier par le roi en 1521 et enseigne d’une compagnie de trente lances[18]. Nicolas semble être promis aux armes plutôt qu’au droit et sa noblesse paraît acquise. Pour autant, il ne peut rivaliser en dignité avec les anciens lignages que sont les du Bellay et surtout les Clermont-Husson.

 

Le criminel

La question qui se pose est de quel Tallard s’agit-il ? Tantôt on parle de Julien et tantôt de Laurent. Comme les généalogies de ces familles aristocratiques sont maquillées pour cetains personnages, elles sont de peu d’utilité. Loise de Clermont a quatre frères plus jeunes. Théodore-Jean, abbé commandataire de Saint-Gilles au diocèse de Nîmes depuis 1537 est à exclure, puisqu’il devient évêque de Senez en 1551 et meurt en 1560. Julien a épousé en 1542 Claude de Rohan-Gié dame de Thoury, et est depuis appelé Thoury et non Tallard. Il est aussi à éliminer puisqu’on trouve des traces de lui à plusieurs reprises. D’après certains, dont Théodore de Bèze, il serait mort à Orléans en 1562, appartenant au camp huguenot, mais par sa faute « s’estans fait promener comme par passe temps dans le tombereau meme dans lequel on portoit les pestiférés »[19]. Ne restent donc que Claude et Laurent, âgés d’une trentaine d’années.

Laurent (ou Laurens) est dit mort au champ d’honneur, à la bataille de Cérisoles contre les Impériaux (avril 1544). Pourtant, ce Laurent signe une quittance chez un notaire tonnerrois le 21 janvier 1546 n.s.[20]. Il s’agit de 4000 livres tournois « de ce qui luy estoyt deu de l’acquisition par led. Sr du Bellay et lad. dame [Loise de Clermont] faicte de sa portion dud. conté de Tonnerre ». Il n’est donc pas mort à Cérisoles comme le proclament les généalogistes. Peut-être y a-t-il été blessé et est mort de la suite de ses blessures ? Dans ce cas il serait mort entre ce 21 janvier et juin ou juillet 1546. Peut-être est-ce lui qui fut assailli par Nicolas Des Maretz au cours de cette bataille, ce que l’on déguise ensuite car ce n’est pas glorieux ? Le 5 mars 1549 n.s. est rendu un arrêt de la cour de Parlement après un long procès entre Antoine et Louise de Clermont concernant précisément l’héritage de Laurent après son décès sans enfant, et l’année suivante, les documents tonnerrois parlent en effet de la liquidation de l’héritage de « feu Laurens de Clermont »[21]. Il est donc plausible que Laurent de Clermont soit l’offensé.

Claude serait donc le criminel. Les généalogies sont encore plus laconiques à son sujet : aucune date de décès, ni de lieu, ni de fait d’arme. De plus, il est dit seigneur de Marigny, ce qui ne correspond à aucun fief des Clermont ou Husson[22]. Pas totalement disparu, mais maquillé. Souvenons-nous que ses parts sur le comté de Tonnerre avaient été échangées contre des terres appartenant à François du Bellay et qui devaient lui revenir si Claude décédait sans héritiers, ce qui fut fait puisqu’on les retrouve dans l’héritage de Henri du Bellay, fils de François et Loise, mort en 1554.

Ainsi, mon hypothèse est que Laurent est mort de blessures reçues par Nicolas Des Maretz après janvier 1546 et que, apprenant cela, son frère Claude a décidé de le venger, attirant Des Maretz dans un guet-apens sur les frontières de Picardie. Ses familles et protecteurs ont eu beau peser de tout leur poids, le roi se montra intraitable et il fut décapité en place publique par Macé, le bourreau de Paris. La décapitation est en effet le châtiment réservé aux condamnés à mort nobles, les roturiers étant pendus. Même si Claude fut peut-être déchu de sa noblesse pour sa condamnation, ceci n’eut pas de conséquences pour sa famille car le droit du sang ne peut être supprimé.

Les Clermont-Tallard ne subirent que l’injure. D’ailleurs, très affectée, Mme du Bellay se retira de la cour pour pleurer sur sa mauvaise fortune, écrit l’ambassadeur anglais le 17 septembre, ajoutant que, quoiqu’il en soit, elle ne s’absenterait sans doute pas plus de trois ou quatre mois[23]. Les du Bellay sont à Selles-en-Berry, une des seigneuries de la comtesse, en novembre. Le décès de François Ier, le 31 mars 1547, a dû favoriser leur retour à la cour et éviter une trop longue disgrâce au cardinal. Proche du dauphin devenu Henri II, qui rappelle Montmorency, Jean du Bellay est envoyé à Rome comme surintendant générale des affaires royales en Italie. Le couple du Bellay va se consacrer de plus près au comté.

 

Suite : Une gestion musclée du comté, à la fin de https://tonnerrehistoire.wordpress.com/2019/05/05/louise-de-clermont-tallard-2a-les-annees-difficiles/

 

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[1] Ce chapitre a été publié dans le Bulletin de la SAHT, Tonnerre, 2017, N° 67, p 79-94.

[2] Nonce Dandino au cardinal Santa Fiora dans une lettre du 4 août 1546, in J. Lestocquoy [ed], Correspondance des nonces en France : Dandino, Della Torre et Trivultio (1546-1551), Acra Nuntiaturae Gallicae 6, Rome, Paris, 1966, p 67.

[3] Etienne Dolet (1509-1546), écrivain et imprimeur lyonnais condamné pour détention de livres interdits et pour hérésie (calviniste), d’abord grâcié en 1543 par le roi, repris et emprisonné l’année suivante et finalement étranglé et brûlé avec ses livres place Maubert à Paris le 3 août 1546. Le soutien de la reine de Navarre, sœur du roi, n’aida cette fois en rien : François Ier resta intraitable.

[4] L’architecte Pierre Lescot (1515-1578) occupa la fonction jusqu’à sa mort ; il est fils de Pierre Lescot procureur du roi en la cour des Aides, seigneur de Lissy en Brie et de Clagny et, hasard singulier, d’Anne Dauvet, tante de la victime de Tallard.

[5] Le cardinal connaît bien l’Angleterre et Henry VIII dont il avait, entre autres, plaidé le divorce et l’excommunication auprès du pape. En 1544, il a dirigé les ambassades envoyées auprès de Charles Quint et de Henry VIII avec peu de succès, mais participe ensuite aux négociations qui aboutiront à la paix d’Ardres.

[6] Correspondance du cardinal Jean du Bellay, T. III 1537-1547, p 401.

[7] Les Langey étant cousins germains du père de François, celui-ci et le cardinal sont cousins issus de germains avec une génération de décalage — ce qui fait dire au cardinal, selon la terminologie d’alors, que François est son neveu et Louise sa nièce.

[8] Pierre Strozzi (v. 1510-1558) est un condottiere italien parent de Catherine de Medicis entré au service de François Ier en 1542, qui s’occupe pour l’heure de secourir les luthériens de la ligue de Smalkade contre l’empereur.

[9] Un événement avait scellé l’entente après la paix d’Ardres : Henry VIII avait accepté d’être le parrain d’Elisabeth, deuxième enfant d’Henri et de Catherine, née trois mois plus tôt et dont le baptême avait eu lieu en juillet, d’où la demande « gage d’amitié ».

[10] Lettres intégrales in State Papers – King Henry the Eight, part V Foreign Correspondence 1545-1547 : Wotton à Henry VIII du 21 août pp 270-274, Wotton à Paget du 28 août pp 277-278 ; Paget (Privy Council) à Wotton du 31 août, p 283 ; Wotton à Paget du 17 septembre p 301.

[11] Gilbert Bayart (ou Bayard, av. 1490-1548), conseiller et premier secrétaire des finances de François Ier dès 1528 ; homme très influent, spécialiste des affaires anglaises ; En 1544-1545 un des plus proches collaborateurs de l’amiral Claude d’Annebault.

[12] Jourdan, Decrusy et Isambert, Recueil général des anciennes lois françaises, Plon, Paris, T XII : édit de mai 1539, n° 269 pp 557-558 et de Fontainebleau les 16 juillet et 1er août 1546, n° 416 et 417 pp 910-912.

[13] Pierre de Bourdeille seigneur de Brantôme (v. 1534-1614) , Œuvres. Tome V, Vie des hommes illustres et grands capitaines françois, Paris, édition de 1787, pp 186-187, dans le 45e discours à propos de François Ier « grand justicier ».

[14] Etienne Pasquier (1529-1615) est un juriste, avocat au Parlement de Paris dès 1549, il a publié les Recherches de la France en 1561, livre qu’il remania plusieurs fois jusqu’à sa dernière édition en 1611. Le livre V où se trouve l’anecdote, est un recueil d’événements historiques commentés.

[15] Collection des ordonnances des rois de France – catalogue des actes de François Ier, T V, 1892, p 124, n° 15322, Moulins, 20 août 1546.

[16] Etienne de Montmirail, sgr de Fourqueux, époux en 2e noce d’une fille d’Odet de Selve, ambassadeur en Angleterre.

[17] Archives nationales, MC/ET/XIX/169.

[18] La Chesnay des Bois, Dictionnaire de la noblesse, Paris, 1772, T V, p 520.

[19] Théodore de Bèze, Histoire ecclésiastique des églises réformées au royaume de France, Société des livres religieux, Toulouse, 1882, t. I, p 546.

[20] Tonnerre, BM, ms 24 f° 112 v°-941.

[21] Jean Papon, Recueil d’arrests notables des cours souveraines de France, 5e ed., A Lyon par Jean de Tournes, 1569,  p 1163-1164 ; et Tonnerre, BM, Ms 24, f° 43 v°-44, cité dans un acte du 15 septembre 1550.

[22] Merci à Jean-Claude Adam de me l’avoir fait remarquer.

[23] State papers, voir note 10.

 

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