Tonnerrois en armes

A la suite du tumulte de la porte Saint-Michel au cours duquel un officier royal a été tué par les Tonnerrois le 27 avril 1564[1], Jehan duFaure, bailli du comté, sans doute sur l’ordre du lieutenant du prévôt de la connétablie de France, commande un « inventaire des armes pourtees par les habitans de Tonnerre et hospital ». La date est indiquée au « 9e jour du mois d’avril cinq cent soixante et quatre »[2]. Cette année-là, le serrurier Guillaume Bruslefer est payé pour une serrure à bosse qu’il pose « en la tour de l’eglise Nostre Dame pour y retirer les bastons suyvant l’edict »[3]. Il s’agit de l’édit d’Amboise de mars 1563 qui met fin à la première guerre de religion et demande un désarmement général. L’édit n’ayant pas été respecté, le tumulte de Saint-Michel est l’occasion de le mettre à exécution. Ce document de 26 pages pose interrogation car au dernier folio se trouve le reçu du notaire et greffier du bailliage d’un montant de 26 sols pour la grosse du « present inventaire », reçu daté du 9 septembre 1567. Il est fréquent que les factures soient payées en retard mais trois ans et demi pour une si petite somme, c’est beaucoup. Il y a aussi cette mention « Rendu » indiquée en marge en face de chaque nom. Les bourgeois de Tonnerre, sanctionnés par la connétablie, sont-ils restés sans armes durant tout ce temps, respectant ainsi l’édit de pacification ? C’est possible car la deuxième guerre va éclater justement en septembre 1567 : dès le 8, le bruit se répand que les huguenots se préparent à attaquer Auxerre. Tonnerre se prépare au guet et à la garde de ses murs puisqu’un des privilèges de la « bonne ville » est d’assurer sa défense. Aussi les autorités rendent-elles leurs armes à leur propriétaire et distribue les siennes.

Les hommes

268 personnes (la ville comptant pour 1) viennent déposer une ou plusieurs armes le 9 avril 1564, dont quatre veuves et cinq prêtres. La ville en retire également quelques-unes en la tour Notre-Dame. 324 armes sont ainsi récupérées, dont 11 appartenant à la ville[4]. Tous les chefs de feu ne sont pas représentés. Seuls ceux qui sont en âge, valides et qui savent manier les armes peuvent être miliciens. Il s’agit en fait d’un devoir. On peut estimer qu’environ 10 % de la population totale peut être armée en cas de nécessité de défense. C’est beaucoup moins que dans les grandes villes, mais honorable. Les veuves sont nombreuses mais seulement quatre détiennent une arme et remarquons aussi les cinq hommes d’église également tenus de participer à leur tour de garde. Ils portent alors hallebarde, pertuisane ou javeline.

Douze personnes ne sont pas propriétaires de l’arme qu’ils apportent et qui sont rendues à d’autres : une veuve, deux boulangers, un couvreur, un manouvrier, deux tonneliers, un prêtre, mais aussi trois riches bourgeois boucher, drapier et procureur.

Certains habitants sont en possession de plusieurs armes. Blaise Mandame, édile et riche marchand drapier ainsi que Denis Catin hôte de l’Escu de France en détiennent cinq chacun. Jehan Barrault, officier royal greffier au magasin à sel, Antoine Petijehan notaire, tabellion et récemment hôte de la Fleur de Lys ainsi que Regnault Allier hôte des Trois Maures en ont trois chacun. Le métier d’hôtelier qui voit beaucoup de passage et des étrangers requiert de pouvoir se défendre, et tous ont au moins une arme. Enfin trente-quatre personnes possèdent deux armes : des artisans, de riches marchands, des officiers et autres avocats ou procureurs. La très grande majorité n’en possède qu’une seule.

En recoupant les noms avec les rôles de taille de 1566, on obtient une répartition approximative dans la ville par paroisse — 109 pour Notre-Dame et 159 pour Saint-Pierre —, mais aussi par quantons[5] : 73 personnes de Notre-Dame intra-muros, 36 de Saint-Michel (qui englobe la rue de Rougemont côté sud [numéros pairs aujourd’hui] la rue St Michel, la rue des Prêtres [Pasteur], de la Varence, de Pantin et la rue Vaucorbe jusqu’à la porte Royale), 82 de Saint-Pierre-le Perron et 77 du faubourg de Bourberault. De quoi organiser les milices bourgeoises[6].

Les armes

De quelles armes de guerre disposent les Tonnerrois en 1564 ? On en dénombre 324 de quinze sortes différentes. On ne parle pas alors d’armes blanches, terme qui n’apparaîtra que deux cents ans plus tard, mais d’armes à feu, de trait, d’hast ou de main. Notons immédiatement qu’aucune épée n’est recensée, ce qui semble être l’usage dans ce type d’inventaire[7].

– 68 armes à feu ainsi que 3 mortiers. Deux mortiers de fer appartiennent à la ville et un autre petit est entre les mains d’une veuve. La majorité de ces armes sont des arquebuses (hacquebouzes) plus ou moins modernes selon leur système de platine : 38 sont à mèche dont 6 petites et 18 à rouet, une autre indiquée « sans meche ni rouet » et une dernière « sans chien », bref à réparer. L’arquebuse à rouet est la plus récente, plus légère mais onéreuse et plus fragile. Parmi ces dernières, huit sont à rouet de fer dont cinq appartiennent à la ville. Avec les cinq municipales, le corps des arquebusiers de Tonnerre s’élève à 58 personnes. Il est probable que, comme ailleurs, la compagnie des chevaliers de l’arquebuse de la ville date du XVIe siècle, mais je n’en ai pas trouvé trace. On dénombre également quatre « petits pistollets ». La ville est la seule détentrice des six mousquets, arme très récente et très chère. L’arquebuse appartenant à Me Jehan Pinot, fils de l’ancien bailli et mesureur au grenier à sel, est marquetée et vernie.

– 72 armes de jet dont 38 arbalètes, 4 javelots et 30 javelines dont 6 petites. Avec sa pointe de fer acérée et sa hampe mince, la javeline est une arme de jet pouvant aussi se manier comme une courte pique. Parmi les arbalètes 28 sont sans noix, cette petite roue mobile munie d’une encoche qui retient la corde. La noix doit en effet être remplacée régulièrement. Il semblerait que ces armes n’aient pas été très bien entretenues.

de quelques armes d'hast

de quelques armes d’hast

– 154 armes blanches et d’hast (du latin hasta, lance), pour la plupart issues des siècles précédents. Les 15 piques, 3 demi-piques, 61 hallebardes, 21 pertuisanes dont 6 petites et une « emmenchee de becs », 4 fourches de guerre (à deux dents), 46 épieux de guerre (et non de chasse) et 4 vouges, un instrument médiéval qui tombe en désuétude puisqu’il est remplacé par la hallebarde. Enfin 24 bâtons à deux bouts et un bâton à grain d’orge, 2 haches d’armes à bec de faucon et seulement 3 dagues, dont une emmanchée au bout d’un bâton.

– très peu d’armures : 5 jaques (petite cotte de maille) sont déclarés.

Les hommes en armes

Il y a 56 personnes dont je ne connais pas le métier. Pour le reste, on trouve des artisans : 2 artilliers[8], 6 bourreliers, 8 charpentiers, un cordier, 4 cordonniers, 3 couvreurs, un foulonnier, 7 maçons, 6 maréchaux ferrant, 2 menuisiers, un peintre verrier, 4 potiers d’étain, 3 serruriers, 3 taillandiers, un tailleur d’habits, 6 tanneurs et un corroyeur, 2 tixiers de drap et 1 tisserand de toile, 3 tonneliers, 2 vinaigriers. Un seul laboureur, 12 vignerons et 5 manouvriers. 54 marchands, dont 15 bouchers, 10 boulangers, 3 pâtissiers, 8 drapiers, un mercier (pour dix d’entre eux, j’ignore ce qu’ils vendent). Les officiers royaux, du bailliage, du comté ou municipaux sont 17. 6 avocats ou procureurs et 7 notaires dont deux sergents. Un médecin chirurgien, 2 messagers, 3 charretiers. Les 5 hôteliers de la ville et 2 taverniers manient aussi les armes. Sans oublier les 5 prêtres et les 3 veuves qui ne sont pas des plus pauvres et deux hommes domestiques. Une énumération un peu fastidieuse mais qui montre que peu ou prou tous les métiers sont représentés.

Si l’on compare à présent en fonction des fortunes. En se fiant à un rôle de tailles de 1569, le plus complet, on peut comparer le type d’arme avec la fortune de celui qui l’utilise. Sachant que 23 porteurs d’arme sont absents de ce rôle, on peut calculer sur 244 personnes. Les cotes vont de 2 deniers à 300 livres tournois dans le rôle et de 4 sols à 280 livres dans notre échantillon d’hommes armés. Dans le rôle, 12 % Les contribuables payant 60 livres d’impôt ou plus représentent 12 % du rôle et 24,6 % de l’inventaire. Parmi eux, 70 % possèdent arquebuse, arbalète ou pistolet, alors qu’ils ne sont que 26 % des contribuables en dessous de 60 livres. Le rapport s’inverse lorsqu’on étudie les épieux, arme par excellence du petit peuple : 8,3 % pour les plus riches qui sont aussi bourgeois, édiles ou d’une famille d’édiles, et 19 % pour les autres. Pour les hallebardes ou les pertuisanes, la proportion s’équilibre. La fortune seule pourtant ne suffit pas à expliquer ce décalage, il faut aussi compter dans cette société hiérarchique avec l’état et la qualité des personnes.

L'inventaire et ses mentions en marge

L’inventaire et ses mentions en marge

Reste à dire un mot sur les mentions en marge de l’inventaire. En face de 21 noms, il n’y a aucune mention. Des armes demeurées dans la tour de Notre-Dame ? Pour 180 noms est juste écrit « Rendu ». Pour les 69 autres personnes, on apprend davantage de choses. Ce peut être « Rendu à sa femme » (23 fois), à sa fille (1 fois), à son fils (11 fois), à son gendre (3 fois) à sa servante (1 fois) ou à son serviteur (3 fois). C’est là aussi que l’on découvre que certains n’étaient pas propriétaires de l’arme recensée puisque le notaire précise « rendu à Me Jehan Pinot » ou à Germain Luyson, etc. Dans les familles aussi, les armes changent de main du fils au père ou l’inverse. Une histoire un peu plus compliquée qui montre l’honnêteté de certains : le drapier Claude Bazard avait apporté une petite arquebuse à mèche ; celle-ci est rendue par erreur à Jehan Germain « qui a dict appartenir à Estienne Bazard », marchand mercier sans doute de la même famille que Claude.

 

Voici la capacité défensive de la cité en cas de besoin, mais on comprend aussi la nécessité de réglementer le port d’armes dans les villes. Que les miliciens détiennent des armes est une chose, mais pour les autorités (le roi, le comte, les échevins…), il est nécessaire d’encadrer leur utilisation dans les espaces publics car le port d’armes constitue une menace permanente de glissement vers la violence ou l’émeute. La période des guerres de religion, qui voit se multiplier les armes dans la société civile dans un contexte d’angoisses sociales et religieuses, montre également l’apogée de la législation du port d’armes (22 ordonnances, déclarations ou édits royaux entre 1550 et la fin du siècle)[9].

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[1] Voir sur ce blog Le tumulte de la porte Saint-Michel 1 et 2 : https://tonnerrehistoire.wordpress.com/2015/05/08/le-tumulte-de-la-porte-saint-michel-1/

[2] Tonnerre, AM, EE 2.

[3] Tonnerre, AM, 4 CC 2 comptes de la ville 1563-1564 f° 22 v°, sans date. La tour de l’église est en 1566 au moins à son deuxième étage, voir https://tonnerrehistoire.wordpress.com/2015/05/21/la-tour-de-notre-dame/

[4] Il n’est pas mentionné à qui elles avaient été distribuées, ni même si elles l’avaient été.

[5] A ce sujet et pour visualiser un plan de la ville, voir Rues de Tonnerre à la Renaissance : https://tonnerrehistoire.wordpress.com/category/la-ville/plan-et-rues/

[6] Je reviendrai sur ce sujet dans un article sur guet et garde (à venir).

[7] Bien que l’épée fut l’apanage des gentilshommes, nombreux sont ceux qui en possédaient sans toutefois les porter en public.

[8] L’artillier fabrique et vend des armes à longue portée telles que arbalètes, arquebuses, pistolets… A eux deux, ils possèdent deux arbalète et une arquebuse, avec quelques réparations à effectuer.

[9] Voir Julien Le Lec, « Les armes en Bretagne sous l’Ancien Régime : étude menée à travers les arrêts sur remontrance du Parlement de Bretagne (1554-1789) ; http://dumas.ccsd.cnrs.fr/dumas-01206406/document ; voir aussi Philippe CONTAMINE, « L’armement des populations urbaines à la fin du Moyen Âge : l’exemple de Troyes (1474) », La guerre, la violence et les gens au Moyen Âge, t. 2, Paris, éd. CTHS, 1996, p. 61-70.

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