Menaces sur la route de Dannemoine

Cet article fait suite à : A la recherche d’incendiaires

Une péripétie désagréable d’après feu va survenir. Les six témoins[1] de cet événement ont du mal à en préciser la date, contrairement aux autres faits mentionnés dans l’enquête qui sont bien datés. Ils indiquent une fourchette large qui va du 11 au 28 juillet. Il est permis cependant d’affiner, tout d’abord en excluant ces deux dates extrêmes : du 11 au 15, les Tonnerrois sont très occupés par les séquelles du feu, la recherche des incendiaires et la présence du lieutenant criminel ; le 28 n’est signalé que par un témoin annonçant « quinze jours à trois sepmaines après le feu ». Tous les autres indiquent que cela s’est passé « dedans quinze jours apres le feu », c’est-à-dire avant le 22, avec une fourchette s’étendant du 14 au 18 juillet — huit ou dix jours après le feu (deux témoins), neuf ou dix jours, six, huit ou dix jours — et l’un d’eux, Pierre Descaves précise « vers le 15e ou 16e de juillet », dates que nous retiendrons car elles recoupent cinq témoignages sur six et qu’elles émanent d’un marchand ­— les marchands sachant bien dater. Nous sommes donc au milieu de la semaine suivant le feu, une semaine sans jours fériés, c’est-à-dire sans fête particulière, manque de repère qui explique peut-être la difficulté de datation — à moins que les témoins ne veuillent volontairement laisser cet épisode dans le flou.

Offenses, oultraiges et inthimidations

Un boucher de 26 ans, Pierre Descaves, chemine de concert avec Jacques Mathieu, compagnon boucher de 18 ans qui travaille pour Me Edme Blanchard autre boucher tonnerrois. Tous deux se rendent à « Dennemoyne pour y achepter quelques bestes ». C’est bon signe : la vie reprend son cours. Dannemoine est un village à 4,5 km du centre de Tonnerre, sur la rive droite de l’Armançon, en aval. Une fois traversé la rivière par un des ponts de la ville, on empruntait la route à gauche en direction de Saint-Florentin, délaissant le chemin d’Epineuil à main droite. A peu près à mi-chemin, on croisait sur la droite un autre chemin qui desservait le Petit-Quincy, le Petit-Molesme et l’ouest d’Epineuil.

C’est à ce croisement que nos deux bouchers sont surpris par cinq hommes à cheval et un lacquais à pied venant d’Epineuil. Tous sont armés. « Estoient deux d’iceulx enbastonnez de pistolletz, l’autre d’une hacquebutte[2] et tous d’espees ». En principe la haquebute est à cette époque réservée aux hommes de pied car peu maniable à cheval et le port de ces armes à feu haquebute ou pistolet est réglementé. Certains des hommes sont munis d’une dague et un témoin parle de rondelles, sorte de bouclier. Si les témoins précisent que ces hommes étaient tous pourvus d’une épée, c’est que cette arme ne pouvait être portée que par un gentilhomme ou, par exemple ici, par un officier domestique de maison aristocratique, et s’ils précisent « un laquais » pour l’un d’eux, c’est parce qu’il s’agit d’un homme portant livrée ou uniforme. Le but de cet article de l’enquête étant de prouver qu’il y a eu menaces et que celles-ci sont imputables à des gens de la comtesse, ces informations orientent déjà la position sociale de ceux qui arrêtent les deux bouchers sur la route.

Alors se met en place une mise en scène propre à désarçonner les plus vaillants. Le laquais commence par déclarer à ses acolytes que les bouchers sont « des mutains de Tonnerre, qui avoient aidé à les mectre en prison ».

Le seigneur de Langon prend la relève pour s’en assurer­,

— « Par le sang dieu ! […] Tu y as aidé comme les aultres ! », tandis qu’un homme brandit un pistolet sur Pierre Descaves « qu’il tenoit et le dressa comme si sur luy il l’ait voulu lascher », et qu’un autre couche sa haquebute sur Jacques Mathieu en proférant,

— « Tiens toy là ! comme si tu estois ung lievre ! ». De quoi paniquer.

Sur la dénégation des deux bouchers, Pierre de Langon les laisse poursuivre leur route, non sans insister,

— « Par le sang dieu ! il auroit tous ces mutins de Tonnerre l’un après l’aultre par le menu », le reste de la compagnie vociférant en écho,

— « Par la chair dieu, par la mort dieu, il faut thuer ces vilains icy ! ».

Et néanmoins n’en firent rien.

Les cavaliers s’éloignent sur la route tandis que les deux bouchers, faisant probablement moult commentaires et conjectures, poursuivent courageusement leur chemin vers Dannemoine. Ce village, avec la châtellenie d’Ervy et la baronnie de Saint-Florentin, est une enclave mouvante du roi dans le comté de Tonnerre. Depuis 1549, le seigneur en est François Ier de Clèves, duc de Nivernais (ou de Nevers). Duc et pair et gouverneur de Champagne, époux de Marguerite de Bourbon[3], c’est un seigneur bien plus puissant que ne l’est pour l’heure Antoine de Crussol. Le village est enclos depuis une vingtaine d’années et un pont hors les murs enjambe la rivière. Il joint Dannemoine à Vézinnes, à 500 mètres sur la rive gauche de l’Armençon. Ce 16 juillet, il est environ 16 heures et nos six témoins convergent vers le même lieu. La scène se situe à proche distance de la porte du village et hors les murs et l’on comprend pourquoi : il n’est pas question que des hommes du comte de Tonnerre y pénètrent pour agresser des gens dans un fief du duc de Nivernais.

Donc, « assez près du moulin tirant au pont et croix dudict Dennemoyne », « près d’une saulsaye[4] », des hommes à cheval ont fait leur apparition. A cette heure, trois jeunes dannemoiseaux sont préposés à la garde du pont : Jehan Roy, un serrurier de 30 ans, Nicolas Paillot, vigneron de 35 ans, et Vincent Humbert, tanneur de 25 ans. Les deux bouchers parviennent au même moment à la porte du village. Ceux de Dannemoine et ceux de Tonnerre ne se connaissent pas entre eux. Sort alors de la ville Nicolas Millon (ou Milon) que tous connaissent pourtant. Normal, c’est un marchand, chaussetier de Tonnerre : c’est lui qui fabrique et vend des chausses à ces messieurs, peut-être aussi des bonnets.

Et la même scène se reproduit, avec deux agresseurs de moins. Le laquais et l’homme de pied ne sont en effet pas cités ici, mais Langon le maître d’hôtel et un nommé Maldedent, gendre de Pierre Lefort demeurant à Dyé. Ils sont donc quatre à cheval à assaillir le pauvre chaussetier, et la même mise en scène prend place. Langon s’adresse à Millon :

— « Sang de Dieu ne es tu pas des espies [espions] de Tonnerre quy nous viennent espier ? »

Nicolas Millon se défend comme il peut, protestant de son innocence et niant être de Tonnerre. Sur quoi, tous les témoins s’entendent pour dire que Langon dégaine son épée. Selon un témoin, l’homme à l’arquebuze la couche sur le chaussetier « luy disant qu’il estoit du nombre de ceulx quy avoient emprisonné et voulu saccaiger ledict maistre d’hostel et le falloit thuer » et selon un autre témoin, c’est un pistolet qu’un homme de la troupe présente « contre ledict Millon menassant de le thuer ».

Chacun retient son souffle. Pierre Descaves qui, quelque temps auparavant avait subi le même sort, exprime qu’à cet instant il croit « en conscience myeulx que aultrement qu’ilz l’eussent offencé s’ilz n’en eussent esté desmeuz [dissuadés] ». C’est qu’entre temps est survenu messire Jehan Mathieu, prêtre à Dannemoine. Alors « qu’il se pourmenoit disant ses heures sur l’heure de quatre à cinq heures du soir, hors la ville de Dennemoyne », il avait aperçu la scène, avait entendu les blasphèmes et invectives et, voyant Millon menacé d’une haquebute, s’était précipité. Homme d’Eglise de 52 ans, il va s’employer à calmer les esprits. Premier réflexe, il ôte « soubdainement son bonnet », marque de déférence, puis il supplie Langon de ne faire aucun mal à cet homme, ajoutant que Millon n’est pas de Tonnerre mais de Dannemoine… Pieux mensonge « qui fut cause que ledict de Langon et sa compagnie passerent oultre sans aultrement offencer ledict Millon, lequel s’ilz eussent sceu [su] estre, comme il estoit, habitant de Tonnerre eust esté en danger d’estre thué » ou grandement oultragé [violenté].

En partant, Langon brandissant toujours son épée nue lance une dernière menace à l’adresse de Millon :

— « Par le sang Dieu si je scavoye que tu feusse de Tonnerre, je te trouveroys. Je les auray tous l’un après l’aultre et les chieray tous par le cul ! » — nous sommes au siècle de Rabelais.

Finalement, les cavaliers empruntent le pont et le chemin de Vézinnes.

Des « gens de la dame comtesse »

Qui sont ces « vengeurs-agresseurs » ? Aucun des témoins ne connaît l’ensemble de ses agresseurs. Lorsqu’ils en citent un ou plusieurs par leur nom, c’est en principe qu’ils les connaissent et de vue et de nom, et sont alors capables de préciser leur fonction et leur lieu d’habitation. Lorsqu’il ne s’agit que de connaissance visuelle, c’est par ouï-dire qu’ils connaissent leur fonction mais pas leur nom. Deux témoins citent ainsi un nommé Maledan (ou Maleden) « gendre de Pierre LeFort demourant à Dyé », qui est à cheval. Pierre LeFort était le receveur de l’ancien maître de l’Hôpital, Louis Le Bouteiller installé par François du Bellay, proche alors des comtes mais pourtant remplacé par Louise de Clermont. Une contradiction se pose entre les deux bouchers : l’un dit qu’il « cognoit ledict lacquais estre lacquais de la dame contesse, un nommé La Douze demeurant lors à Cruzy, forestier des boys de ladicte dame, reputé son serviteur comme domesticque de long temps » ; mais l’autre affirme que, connaissant La Douze, il « scait qu’il n’estoit l’un d’iceulx ». Ce La Douze, garde forestier, est connu de tous les Tonnerrois et de vue et de nom et nous verrons que ce n’est pas un tendre. A-t-on voulu le charger en le faisant intervenir dans cet épisode (n’oublions pas qu’il s’agit des faits justificatifs des Tonnerrois) ?

Aucun des témoins de Dannemoine ne le nomment. Ou peut-être n’est-il intervenu que sur la route avec « un autre forestier de lad dame demourant aud. Cruzy » que l’on ne sait nommer. Un autre homme est connu de tous, soit par son nom soit de vue et par sa fonction : il s’agit d’un « gentilhomme appellé le seigneur de Langon, gentilhomme de la maison de la dame contesse ». Le curé dit qu’il le connaît de vue pour l’avoir vu depuis six semaines ou deux mois avant le feu « resider en l’hospital de Tonnerre, et oy dire estre le maistre d’hostel de la dame contesse de Tonnerre, sans qu’il l’ayt oy nommer par son nom ny que aultrement il le congnoisse ». Nous retrouvons ici Pierre de Langon, écuyer appartenant à la maison comtale que nous avons vu être emprisonné avec d’autres, dont un laquais, le jour même du feu et relâché très peu de temps après.

Nos témoins sont muets sur les deux derniers : Pierre Descaves, le boucher, « ne scait s’ilz estoient des domesticques ou serviteurs desd. demandeurs ». Cette distinction entre serviteur et domestique n’est pas anodine et est comprise de tous à l’époque. Le serviteur est celui qui reçoit des gages pour des fonctions précises. Le domestique peut être noble ou non, mais il fait partie de la maison d’un grand seigneur, il fait parti du train du seigneur et est entretenu. Il en est un familier qui peut boire et manger avec les seigneurs ou chez eux, ce qui lui confère un certain statut. En tant que maître d’hôtel, Langon est un domestique du comte et il est accompagné de serviteurs, comme si sa présence donnait plus de poids à l’équipe, ou la légitimait. Si le boucher Pierre Descaves ne connaît tous les hommes présents, « bien les vist tous le lendemain en l’hospital dudict Tonnerre comme gens de mesme compagnie », spécifiant que la comtesse y prenait parfois son logis et que ces hommes y étaient hébergés. CQFD : ce sont donc bien des gens de la comtesse qui menacent les bouchers et le chaussetier. Remarquons que depuis deux ans, les habitants du comté ont l’habitude de ne parler que de la comtesse en raison de son veuvage. On parle donc des « gens de la comtesse » car, pour l’instant, Antoine de Crussol n’a pas encore nommé ses officiers ou serviteurs. Le nouveau comte est un inconnu pas encore reconnu.

Honneur et rituel d’agression

Comment interpréter ces scènes et dans le fond et dans la forme ?

Il arrive que la comtesse ou certains de ses gens logent au château de l’hôpital. Dans un autre article de l’enquête de saint-Michel et pour répondre aux accusations d’espionnage lancées par les gens du comte contre les Tonnerrois, les frères de l’Hôpital, auxquels s’ajoute le vicaire d’Epineuil, messire Nicole Richardot[5], décrivent l’emplacement des bâtiments et de la « chambre de la reine » : ils « sont detournez de toutes rues et en distance de la plus proche d’un gebt [jet] de pierre […] de sorte que ce que l’on faict en ladicte chambre ne se peult veoir d’aucune rue », hormis cependant d’une petite ruelle appelée Jehan Herard qui est un peu plus proche de ce bâtiment. Impossible malgré tout de voir à l’intérieur ni d’entendre « ce qui se faict et dict esdictes maisons », sauf en cas de grand tapage. On ne peut y voir que ce qui se « peult faire audevant d’icelle » ruelle. Le vicaire d’Epineuil ajoute qu’en ces maisons logeables de l’hôpital, « l’on dict avoir esté faictz quelques effortz par aucuns particuliers dudict Tonnerre, et gueté ». Il semble donc que l’accusation d’espionnage lancée par le sieur de Langon à Dannemoine soit vraie. Ce qui aux yeux des gens de la comtesse est une offense, d’autant plus grave que Langon et le laquais avaient été mis en prison, et offense contre la comtesse elle-même.

Or le XVIe siècle est un siècle de l’honneur. Honneur qui n’était pas le monopole de la noblesse puisque lié à la dignité de chacun, c’est-à-dire à sa position dans la hiérarchie sociale. Néanmoins la revendication d’honneur était plus forte chez les nobles. Capital symbolique d’un groupe (famille, lignée, Maison…) « l’honneur était un absolu »[6], aussi tout manquement à la reconnaissance d’une dignité créait une « tache sur l’honneur », et un honneur perdu appelait une réaction. Langon avait été humilié dans sa personne et en tant que domestique de la Maison comtale, l’entachant à son tour. C’est comme si les Tonnerrois avaient contesté la dignité comtale. A cette date, Langon sait l’arrivée prochaine du couple. Il lui fallait réagir car l’oubli de l’offense aurait été considéré comme impardonnable, une lâcheté. Il avait le devoir de « faire repentir » les offenseurs. Dans un premier temps, la vengeance se limite à une gesticulation verbale rituelle. C’est ce à quoi nous avons assisté.

Avant même l’arrivée d’Antoine de Crussol et Loise de Clermont, leurs gens signifient aux Tonnerrois la transgression qui a été commise à l’ordre. Le côté spectaculaire de ces scènes, la violence verbale visant à dissuader et à intimider la population doit servir d’exemple. Les rituels d’agression sont foison à la Renaissance : mépris, injures, jurons blasphématoires, l’épée nue à la main, la menace d’une arme à feu, la mise en joue d’un homme comme s’il était un gibier… et la promesse d’une vengeance encore plus sévère à venir. Le but ici est surtout de menacer de représailles les Tonnerrois impliqués et que la rumeur se répande qu’ils seraient écharpés par le menu, mis en miettes. Ce jour-là, trois Tonnerrois ont le sentiment de l’avoir échappé belle et, dès leur retour en ville, le soir même, il est certain que les langues vont aller bon train. Dans la rue, les tavernes, les cours, le peuple va s’émouvoir et s’agiter. Les notables et officiers de Tonnerre ne s’y trompent d’ailleurs pas car, lorsqu’il apprend l’arrivée imminente des comtes, le prévôt Maclou LeVuyt, fait publier « par les carrefours que on n’eust à meffaire ou mesdire aux serviteurs » du comte et de la comtesse de Tonnerre ; une défense « escripte et affichee » jusqu’à la porte de l’hopital[7].

C’est alors que le comte et la comtesse vont arriver.

 

Suite : Arrivée du couple comtal

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[1] Tonnerre, BM, Ms 19. Témoins n° 20 à 25 pour l’article 20 des faits justificatifs

[2] Le terme haquebute est souvent flou dans les textes. Ici, et dans toute l’enquête, il est parfois remplacé par le mot harquebuze.

[3] Marguerite de Bourbon, sœur de Charles, roi de Navarre, et de Louis de Bourbon, premier prince de Condé.

[4] Lieu planté de saules.

[5] Tonnerre, BM, ms 19, témoin n° 4, f° 7-7 v°.

[6] Michel Nassiet, « L’honneur au XVIe siècle : un capital collectif », in Hervé Drévillon et Diego Venturino, Penser et vivre l’honneur à l’époque modern, PUR, 2011, p 71-95.

[7] Tonnerre, BM, ms 19, f° 74-74 v°. Récit d’un religieux de l’hôpital.

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